Nous reproduisons ici un article paru dans le 24 heures du 28 mars 2025.
La santé mentale des enfants se détériore, sans vision d’ensemble
De plus en plus d’enfants présentent des troubles du neurodéveloppement. Des hypothèses sur les causes existent, mais un tableau général de la situation fait défaut.
« On ne sait plus comment faire, soupire Caroline*, enseignante de 1-2P dans le canton de Vaud. Le nombre d’enfants qui n’est plus capable de rester tranquille et d’écouter est en constante augmentation. Et, souvent, ils n’ont même plus les codes qui permettent de vivre à plusieurs dans une pièce. Résultat, on ne fait que gérer des problèmes d’éducation et on n’arrive plus à suivre le programme scolaire. C’est désespérant et je me demande bien ce que ça va donner plus tard. »
Caroline est à l’image de nombreux autres enseignants: à bout. Mais le monde de l’école n’est pas le seul à faire ce constat d’épidémie protéiforme, mêlant troubles comportementaux et du neurodéveloppement (TND, ce qui comprend les troubles du spectre autistique, de l’attention avec ou sans hyperactivité, de la communication, de la coordination ou des apprentissages, entre autres). « Le monde pédiatrique constate aussi cette situation et c’est un problème de santé publique », confirme et alerte Elsa Collet Schwaab, membre du Groupement des pédiatres vaudois (GPV) de la Société vaudoise de médecine (SVM). « C’est pourquoi nous alertons sur l’augmentation des TND et la réponse urgente à y donner. »
Des chiffres manquants
Problème : si de très nombreuses choses se font déjà, personne ne semble avoir de vue d’ensemble de la situation. En tout cas, aucun des nombreux interlocuteurs que nous avons contactés n’a pu nous donner de chiffres globaux pour le canton de Vaud.
« Ce n’est pas surprenant car notre système est très fragmenté, constate Delphine Gonin, cofondatrice et directrice de l’association Dystinctif. Chacun fait ce qu’il peut dans son coin, mais il n’existe pas de coordination. Résultat, les enfants sont ballottés entre plusieurs sphères qui ne communiquent pas, ou très peu, entre elles: familiales, médicales, parascolaires ou scolaires. »
Création d’un centre universitaire
Ce fait problématique est mentionné dans un postulat du député Marc Vuilleumier, adopté à l’unanimité par ses collègues du Grand Conseil en octobre dernier. Il pourrait aider à faire bouger les choses. « Dans le canton de Vaud, il existe une dispersion des forces. Pourtant, il est largement reconnu que le travail en réseau est nécessaire. […] On voit comme il est difficile d’avoir une cohérence dans les prises en charge et combien la tentation de travailler en silo est grande », écrit-il. En conséquence, le député Ensemble à gauche et POP, soutenu par 25 cosignataires, demande la création d’un centre universitaire de pédiatrie sociale et communautaire.
Un organe similaire existe chez nos voisins français. Suite à la crise du Covid, le gouvernement a lancé en 2022 une Étude nationale sur le bien-être des enfants (Enabee). Des résultats publiés en décembre dernier indiquent que sur un échantillon représentatif de 2600 enfants âgés de 3 à 6 ans, 8,3% d’entre eux « présentent au moins un type de difficultés probables de santé mentale ayant un retentissement sur leur vie quotidienne » (difficultés émotionnelles, oppositionnelles ou inattention/hyperactivité).
Ce type d’étude contribue à une prise de conscience collective jugée nécessaire. Car Elsa Collet Schwaab et ses collègues le constatent tous les jours : les structures et programmes existants sont insuffisants. « Si on prend l’exemple de la logopédie, on sait que plus on intervient vite, meilleurs sont les résultats. Or nous sommes actuellement en moyenne à… minimum 18 mois d’attente, parfois jusqu’à 24 mois dans l’agglomération lausannoise. Cela représente parfois la moitié de l’âge de l’enfant lorsque les problèmes sont détectés! Imaginez que l’on connaisse aussi ce type de délai pour des personnes adultes ayant fait un AVC… »
Choc pour les parents
Delphine Gonin, qui a personnellement vécu cette situation il y a quelques années, confirme : « L’annonce d’un diagnostic, par exemple d’autisme comme dans le cas de mon fils, est déjà un choc pour les parents. Mais, en plus, on nous dit qu’il faut agir le plus vite possible et on nous lâche en pleine nature ». Pourtant à l’aise dans le milieu médical vu sa formation d’infirmière, elle a dû passer par des dizaines d’e-mails et de coups de fil pour mettre en place un réseau. « Je n’ose même pas imaginer le défi que cela représente pour des parents ne maîtrisant pas bien le français. »
Face à cela, certains parents essaient de trouver des solutions de secours en créant des structures associatives, comme l’ont fait les quatre fondatrices de Dystinctif, ou les personnes à la base de The Milky Way (Association de familles avec un ou plusieurs membres porteurs d’un trouble du spectre autistique), OVA (Association Autisme Suisse) ou La Chenille bleue (jardin d’enfants inclusifs à La Tour-de-Peilz).
Dans la synthèse de son rapport annuel 2021 sur les droits de l’enfant, la juriste française Claire Hédon résume les enjeux : « Il est urgent de dépasser les logiques de silos. La santé mentale des enfants, véritable enjeu de société pour nos enfants aujourd’hui comme pour les adultes qu’ils seront demain, mérite mieux que des approches fragmentaires et une approche strictement sanitaire. Il est temps de l’appréhender dans sa globalité, en lien avec la santé physique et avec l’environnement dans lequel évolue l’enfant. »
Des causes multiples et qui se combinent entre elles
Si tout le monde constate l’évolution de cette épidémie multiple touchant les enfants, il est beaucoup plus difficile d’en déterminer les causes. « L’augmentation du nombre d’enfants présentant des troubles du neurodéveloppement n’a pas d’origine unique et claire, explique Elsa Collet Schwaab. Il est par ailleurs probable que l’amélioration du dépistage de ces troubles et leur identification précoce contribuent à augmenter leur nombre. »
Parmi les possibles, les spécialistes suspectent des causes environnementales. Par leur alimentation, les médicaments qu’ils ingèrent, l’air qu’ils respirent et les objets qu’ils touchent, les enfants entrent en contact avec un nombre croissant de molécules chimiques, dont on sait peu de choses à propos de leur impact à long terme sur l’organisme et, de surcroît, sur la façon dont elles interagissent entre elles.
S’ajoutent les aspects sociétaux avec les profonds changements induits par l’évolution des modèles familiaux et la prolifération des écrans. Auparavant, les contacts avec leur entourage (adultes et enfants), ainsi qu’avec la nature, contribuaient à stabiliser les enfants, et notamment ceux souffrant de TND. Mais ces contacts s’amenuisent progressivement et sont remplacés par la consommation de jeux vidéo et de réseaux sociaux, qui peuvent avoir, eux, tendance à aggraver ces troubles. L’Université de Genève avait organisé une conférence à ce sujet il y a deux ans.
Pro Juventute a sondé les ados
La fondation Pro Juventute a aussi fait un pas en direction d’une vision globale de la situation en faisant réaliser une étude sur les 15-25 ans dont les résultats ont été présentés en novembre dernier. « L’idée est née du constat que les appels au 147 (ndlr: le numéro d’urgence de Pro Juventute en cas de crise personnelle, de pensées suicidaires ou de peur) sont passés de trois à quatre par jour à la sortie du Covid à plus de neuf actuellement », explique Anne-Florence Débois, la responsable Politique et Médias Suisse romande.
« Nous ne savions toutefois pas si cette augmentation signifiait que les jeunes appréhendaient mieux leurs émotions et allaient donc globalement mieux, ou si, au contraire, cela traduisait une détérioration de leur santé mentale. »
L’étude a notamment confirmé que les jeunes sont très sensibles au contexte dans lequel ils évoluent. « Et entre la situation géopolitique mondiale et les changements climatiques, ces permacrises comme les nomment les Nations Unies, le contexte général est plutôt anxiogène. »
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Comment renforcer et promouvoir la santé psychique des enfants, les ressources à télécharger :
– Brochure pour les parents d’enfants de 6 à 12 ans
Le lien vers la brochure en plusieurs langues
– Brochure santé psy des enfants de 0 à 4 ans pour les professionnel·le·s
Photo de Joshua Clay sur Unsplash